Il est une mare de fiel au fond des marais bourbeux et lointains ; elle aiguillonne la bougonne somnolence des lieux, la brûlant de son acide au bleu de tempête. Elle change de forme et de couleur, mais elle ne monte pas. Pas encore. Elle bouillonne doucement, comme pour elle-même, et s'insinuant, trouble et agite la dormance qui l'environne. Elle tourmente un sommeil immémorial, qui peu à peu se débourbe et se soulève. Elle n'aurait pas dû trouver son chemin à travers ces marais. Tu vas sortir, grondent-ils. Ta place n'a jamais été ici. Va imprimer ailleurs tes maléfiques brûlures et tes douleurs inconnues. Ne viens pas troubler les songes qui nous protègent et nous apporter des voluptés étrangères dont nous ne voulons pas.
Elle coule pourtant. Elle épanche ses sinueux ruisselets, collants et fluides, là où l'on prétend la repousser. Les vallées creusées, encaissées par son passage savent déjà qu'on ne peut la désenraciner là où elle a passé. Elle n'est pas d'ici : c'est l'Etrangère aux armes insoupçonnées, contre lesquelles il n'existe pas de défense. Elle est insaisissable, incompréhensible, inaccessible aux territoires impuissants qu'elle parcourt impitoyablement.
Ses reflets laqués et le parfum ricanant qu'ils exhalent sont une épouvante avant même la morsure des filets d'acide. De loin, on s'écarte et se recroqueville à son approche. Elle règne, entière et sublime parmi les étendues bourbeuses et fragmentaires qu'elle a divisées.
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Le ciel est gris, dangereusement sombre et la nuit s’approche, lovée derrière les nuages qui l’apportent, rapides et menaçants, couvrant de leurs angoisses cotonneuses et rêches le ciel lointain aux ailes brisées. Les oiseaux n’y volent plus et se terrent, engourdis, dans des trous, des cavernes à leur taille, des morceaux de rochers sombres qui les dissimulent et leur cachent, à eux, les horreurs de leur territoire violé par cette nuit infâme de fumées âcres qui recouvrent tout. Ils se blottissent, recroquevillés contre la pierre froide, et ils sont seuls. La brutale nuit de ténèbres infernales les a séparés. Le bec tremblant sous leurs ailes inutiles, ils attendent.
Elle épouse tant de formes et tant de visages. Nul ne la reconnaît plus et il suffit qu’elle s’infiltre et s’insinue, souriante, pour qu’on la laisse sans méfiance creuser sa place sous d’avenantes couleurs. Elle y enfouit son néant noir et sans traits, et progresse, en attendant d’être prête. Puis lorsqu’elle est enfin partout, masquée et ancrée comme l’ombre dans les pas qui la fuient, elle s’abat, certaine de sa victoire, et ses nuages aux déchirants éclats de rire surgissent, les oiseaux se cachent et la lumière meurt.